Le chant grégorien de Gorze à Keur Moussa (Sénégal)

« Il vient sûrement d’Orient comme le Christ. Rome en a hérité, l’a adopté précocement en instituant la fameuse « Schola cantorum ». Des variantes ont surgi : chants ambrosien, bénéventin, hispanique, gallican. On n’est pas sûr que le pape saint Grégoire Ier, dit « le Grand », ait tenu le rôle que lui attribue la légende forgée par les historiographes carolingiens. L’iconographie le représente dictant un chant à des moines. Quoi qu’il en fût, on a baptisé « grégorien » cette musique sacrée et anonyme dont la codification semble avoir été réalisée, entre autres, dans la Moselle, autour de l’abbaye de Gorze, mais aussi à Saint-Gall en Suisse, autre abbaye importante de l’époque carolingienne. On évoque des influences wisigothes dans l’élaboration d’un répertoire qui a dû épouser maintes traditions locales et a fait l’objet d’adaptations selon les ordres. On n’a jamais cessé de chanter l’office divin en grégorien dans les monastères et même dans les églises (…).

Il revient à Dom Béranger, père abbé de l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Solesmes, d’avoir promu la restauration du chant grégorien, dans le cadre d’un renouveau de la vie monastique après son déclin au XVIIIe siècle et le marasme consécutif à la Révolution. Une édition vaticane fut publiée sous Pie X. Ce chant, énonça-t-il, « donne au culte divin une grandeur qui attire merveilleusement les âmes vers les choses célestes ».

Pie X avait raison. Entendre psalmodier du grégorien sous les voûtes romanes ou gothiques ouvre comme par enchantement une route vers l’Invisible sous les frondaisons du sacré. La sensibilité se dénude, se purifie, se raréfie pour accueillir le divin. « Il est, ajoutait le pape, le chant propre de l’Eglise romaine, le seul qu’elle ait reçu en héritage des Pères, fidèlement gardé au cours des âges dans ses manuscrits. » Il avait encore raison. Entendre durant un office ces mélopées aux rythmes lents, c’est communier avec l’histoire de l’Eglise jusqu’en ces siècles obscurs – IXe, Xe – où la propagation de cette musique contribua à l’unification de la catholicité, sous l’égide de Rome. Les âges se chevauchent, le temps ne séquence plus ; il semble absorbé dans une répétition générale de l’Éternité. Ce que l’âme ressent est, selon Mabillon, « en essai de la vie des anges ». La philosophe Simone Weil ajoutait ceci : « Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr. » En tout cas, elle nous déporte, elle nous transporte, elle nous gratifie de la présomption d’un Paradis empreint de gravité. Elle n’est ni triste ni gaie, elle ne prétend pas nous séduire, nous éblouir ; même pas nous émouvoir. Ce qu’impose sa présence ne figure pas dans la gamme de l’affectivité. Toujours Simone Weil : « Un amateur de musique peut fort bien être un homme pervers – mais je le croirais difficilement de quelqu’un qui a soif de chant grégorien. » Le fait est que les sentiments profanes – tous ambivalents – sont miraculeusement supplantés par un fondu-enchaîné d’émotions qu’on ne saurait décrire, mais d’où la moindre impureté est exclue. La répétition touche une région que l’introspection la plus vétilleuse ignore, au plus profond de notre intimité, et la fait sortir de ses prisons. Plus de « moi », plus d’émois « privés », juste un chant ponctué de ces mélismes dont la monotonie met en phase avec le faux ressassement de l’Éternité. (…)

C’est d’autant plus miraculeux que le grégorien tolère tous les métissages linguistiques ou musicaux. A l’abbaye sénégalaise de Keur Moussa, fondation de Solesmes, les moines ont mixé du grégorien dans une liturgie qui emprunte aussi à la culture africaine ses sonorités et ses instruments – et leurs psalmodies modulées par le balafon renvoient un écho exotiquement mais authentiquement « romain » ».

 

Denis Tillinac, Dictionnaire amoureux du Catholicisme, Plon, 2011

La naissance du chant grégorien

« Vers 750, alors que l’Occident connaît des transformations politiques importantes, l’Eglise romaine désire unifier son rite. Le chant grégorien allait naître de cette volonté à la fois politique et liturgique.

Les répertoires liturgiques

Pour bien comprendre la naissance du chant dit « grégorien », il faut préciser que chaque grande aire géographique de l’Occident avait conservé des rites et des répertoires liturgiques particuliers ; le répertoire bénéventain, dans le sud de l’Italie ; le répertoire romain, dans la ville de Rome ; le répertoire milanais, ou ambrosien, dans l’Italie du Nord ; le répertoire hispanique (ou mozarabe, ou wisigothique) dans la péninsule ibérique ; le répertoire gallican, dans la Gaule située au sud de la Loire ; le répertoire romano-franc, improprement appelé grégorien, développé dans les territoires situés entre la Seine et le Rhin.

Du chant romain au chant romano-franc

Pour assurer l’unité politique et religieuse de l’Europe, alors que, face à la puissante Austrasie (royaume franc du nord-est de la France actuelle), les territoires italiens connaissent de graves crises politiques, les papes décident d’assurer l’unification liturgique en imposant le rite romain. L’exportation du chant romain dans le répertoire gallican ou franc en vigueur à Metz, capitale de l’Austrasie, ne fut pas une mince affaire. L’entreprise ne réussit que par le prestige de l’autorité pontificale et la volonté des rois francs, entre autres Pépin le Bref, d’imposer cette réforme. Charlemagne écrit en 789 : « Que tout le clergé apprenne le chant romain à fond suivant ce que notre père, le roi Pépin d’heureuse mémoire, a ordonné quand il a aboli le rite gallican pour l’harmonie avec le Saint-Siège et la concorde de la sainte Eglise. » De la rencontre du chant romain et du chant franc allait naître le chant romano-franc, qui n’est rien d’autre que le chant grégorien que nous connaissons aujourd’hui. La naissance du chant grégorien exprime le primat de l’Eglise de Rome sur toutes les autres Eglises de la chrétienté. De nombreux liturgistes francs, dont le plus connu est saint Chrodegang, évêque de Metz (+ 766), adoptent ce nouveau chant. En effet, les caractères propres aux rites gallican et romain pouvaient sembler suffisamment disparates pour que leur unité parût irréaliste. La liturgie romaine est, dans le choix de ses textes, plus variée, plus solennelle, moins encline aux épanchements sensibles que la liturgie gallicane. La musique gagne sur tous les points : les défauts du chant romain (ornementation répétitive) et du chant gallican (complexité de la structure mélodique) furent gommés au profit d’une mélodie marquée par un souffle ample, des intervalles plus variés et surtout une maîtrise du développement. En ce sens, le chant grégorien est le fruit d’une conception moderne de la musique : détaché de ses origines psalmodiques – musicalement parlant uniquement – il fait preuve d’une riche expressivité et d’un art subtil de l’ornementation. »

Classica, avril 2011, Naissance du chant sacré (extrait)

L’aire d’expansion de la notation messine

Extrait de « La notation messine, son aire d’expansion » de la Revue Saint-Chrodegang, pour le douzième centenaire de la fondation de l' »Ecole messine » par saint Chrodegang (753-1953), par le frère J. Hourlier, O.S.B., moine de Solesmes.

 » Plus d’une ville s’est vantée, à l’instar de la célèbre abbaye de Cluny elle-même, d’être une autre Rome : « Roma secunda vocor ». Reims y prétendait à un titre tout particulier, lorsque ses origines légendaires se référaient à Remus, frère de Romulus. Mais la cité de Metz peut le justifier mieux encore, qui fut chantée par les poètes latins, qui a multiplié sur son sol les monuments antiques, qui garde aujourd’hui encore ses toits plats aux tuiles rondes. Elle justifie surtout sa qualité de Rome chrétienne, avec ses nombreuses basiliques et sa vie ecclésiastique intense. Il faudrait brosser ici le vaste tableau de cette ville, lorsque vers 753-762 son évêque, saint Chrodegang, y introduisait le chant romain, fondait une école musicale dont la célébrité devait s’affirmer durant des siècles. Avant de parler de Metz dans la restauration grégorienne, il convient de saluer son rôle dans nos origines grégoriennes.

Nous ne nous arrêterons pourtant pas à cette période, dont l’étude soulève plus d’un problème d’histoire. Nous voulons en venir à une époque beaucoup plus proche de nous, non sans avoir rappelé, en passant, que les premiers cisterciens étaient venus chercher à Metz la version authentique du chant de l’Eglise, donc y trouver les éléments d’une véritable restauration grégorienne. (…)

Le tome III de la Paléographie musicale [de Dom André Mocquereau, années 1890]donnait des fac-similés de quatre manuscrits originaires de Metz même : l’hymne de saint Nicolas et l’office de saint Vincent, venant de Saint-Vincent (Metz, B.M. 80, et La Haye, Weestr. 12) ; de l’antiphonaire de Saint-Arnoul (Metz 83) ; le tropaire-prosaire de la cathédrale (Metz 452).  (…) [Les manuscrits de la bibliothèque municipale de Metz furent brûlés par les Allemands le 1er septembre 1944.]

Dans quelle mesure ces divers graduels ou missels représent-ils la tradition musicale de Metz ? En d’autres termes, y a-t-il accord entre une notation et une tradition mélodique et rythmique ? Pour peu qu’on ait pratiqué les manuscrits, on hésitera à répondre par l’affirmative. La parenté d’écriture ne peut faire présumer d’une parenté musicale, et celle-ci doit être cherchée dans la comparaison des documents. C’est à ce travail qu’il est procédé actuellement, en vue d’une édition critique du Graduel. Nous pouvons déjà nous permettre certaines conclusions, à condition de ne pas trop entrer dans le détail et de nous contenter d’une vue générale.

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Les livres écrits en notation messine se divisent en deux groupes principaux. L’un pourrait être dit de la route de l’Oise et de l’Escaut, puisqu’il réunit, à une proximité plus ou moins grande, Compiègne, Noyon, Cambrai, Douai, Lille, Anchin, Saint-Amand, Marchiennes, Quesnat-en-Brabant, etc. L’autre correspond au domaine méridional de la notation messine. Il se divise en deux familles, apparentées d’assez près. Dans la première, nous trouvons : Laon, Reims avec la cathédrale et Saint-Denys, Saint-Paul de Verdun, Troyes, Chaumont et Côme. Dans la seconde nous avons : Verdun avec la cathédrale et l’abbaye Saint-Vanne, la cathédrale de Châlons et Saint-Etienne, Saint-Thierry, Langres. Il conviendrait d’ajouter un troisième groupe, plus restreint, pour la région wallone ; il pose d’ailleurs des problèmes assez délicats. Remarquons enfin que notre classification ne tient pas compte de l’évolution musicale, ce qui n’est qu’un médiocre inconvénient, car le plus souvent, dans le cas qui nous occupe, les changements de la mélodie s’accompagnent d’un changement de l’écriture, à l’époque de l’adoption de la notation carrée. (…)

Faute de mieux, c’est sur les rives du lac de Côme que nous irions chercher ce qu’a pu être le chant de la messe aux XIe et XIIe siècles sur les bords de la Moselle et de la Seille. Divers indices permettent de penser que la notation messine a été apportée au sud des Alpes par des moines de Metz et de Reims. A Côme même, le siège épiscopal était occupé, depuis 1010, par un évêque venu de Germanie, Albéric. Après avoir transféré le siège épiscopal, il changea en un monastère l’ancienne cathédrale Saint-Abbondio, peut-être dès 1013 et certainement avant la dédicace de la nouvelle cathédrale en 1025. L’existence de manuscrits messins par la notation et par le sanctoral, dans ce monastère et dans d’autres églises de sa dépendance, permet d’affirmer la venue de moines lorrains. On l’admettra d’autant plus volontiers que vers la même date, peu après 1024, l’empereur Conrad II remplaçait par des messins, les moines clunisiens de Brème-Novalèse, dont l’abbaye tombait sous la juridiction d’Albéric. La politique des empereurs les inclinait à préférer les méthodes des réformateurs lorrains, saint Poppon en tête, aux principes extrêmement centralisateurs de Cluny. Les moines lorrains auront donc apporté à Côme, leurs livres liturgiques, leur écriture, leur tradition musicale. Faute d’avoir pu la vérifier, nous ne voulons pas nous arrêter à l’hypothèse de la venue de moines de Saint-Symphorien. (…) »

 

 En près de soixante ans, la recherche sur ce sujet a sans doute fait bien des progrès. L’histoire du chant grégorien depuis Metz est disponible sur le site de la Scola Metensis.