Nous avons déjà évoqué sur ce blog l’art gothique vu par Auguste Rodin et Auguste Renoir. Dans son ouvrage « Sur Rodin » (André Versaille éditeur), l’écrivain allemand Rainer Maria Rilke évoque plus particulièrement le sujet des gargouilles :
« Et c’était le cas aussi des bêtes qui étaient debout sur les cathédrales, ou assises, ou accroupies sous les consoles, tordues et atrophiées, trop paresseuses pour rien porter. Il y avait là des chiens et des écureuils, des pies et des lézards, des tortues, des rats et des serpents. Au moins un de chaque espèce. Ces bêtes semblaient avoir été prises dehors, dans les forêts ou sur les chemins, et la contrainte de vivre sous des sarments, des fleurs et des feuilles de pierre, devait peu à peu les avoir transformées en ce qu’elles étaient à présent et devaient dorénavent demeurer. Mais il y avait aussi des animaux qui étaient déjà nés dans ce monde pétrifié, et qui n’avaient pas de souvenir de cette autre existence. Ils étaient déjà tout à fait les habitants de ce monde vertical, jaillissant, roide et abrupt. Sous leur maigreur fanatique saillaient des squelettes pointus. Leurs gueules étaient ouvertes, ils semblaient crier comme des pigeons, car le voisinage des cloches avait détruit leur ouïe. Ils ne portaient pas, ils s’étiraient, et aidaient ainsi les pierres à monter. Ceux qui tenaient des oiseaux étaient perchés sur des balustrades comme s’ils étaient vraiment en route et ne voulaient que se reposer pendant quelques siècles, et regarder fixement la ville qui montait. D’autres, qui descendaient de chiens, s’arc-boutaient horizontalement entre le rebord des gouttières et le vide, prêts à rejeter l’eau des pluies par leurs gueules gonflées par l’effort de cracher. Tous s’étaient modifiés et adaptés, mais ils n’avaient rien perdu de leur vie ; au contraire, ils vivaient plus fortement, plus violemment, ils vivaient pour toujours de la vie fervente et impétueuse du temps qui les avait fait surgir.
Et quiconque voyait ces créatures éprouvait qu’elles n’étaient pas nées d’un caprice ni d’un essai d’inventer en se jouant des formes nouvelles et inconnues. Elles étaient nées de la détresse. Par peur des juges invisibles d’une foi rigoureuse, on s’était réfugié dans ce monde visible ; de l’incertain, on s’était jeté dans la création. On les cherchait encore en Dieu : non plus en inventant des images et en essayant de le représenter, Lui, le trop lointain ; mais c’est en portant dans sa maison toute la peur et la pauvreté, toute l’angoisse et les gestes des misérables, en les plaçant dans sa main et sur son coeur que l’on était pieux. C’était mieux que de peindre ; car la peinture aussi était une tromperie, une jolie et adroite duperie. On cherchait le vrai et le simple. Ainsi naquit l’étrange sculpture des cathédrales, cette croisade des misérables et des animaux. »
Petite pensée en passant pour ce sympathique visteur allemand de samedi dernier qui, de son Essen natal, se rendait à Saint-Jacques-de-Compostelle en vélo couché. Les très longues minutes qu’il a passées à regarder les jeux de lumières dans la basilique, bouche bée, prouvent que le langage des bâtisseurs du Moyen Âge est toujours vivant et qu’il a encore beaucoup à nous dire ! Buen Camino Peregrino !
La basilique sera bien ouverte ce 14 juillet de 14 à 18 heures.